"Ministère de la vérité" selon Jordan Bardella, "dérive autoritaire" pour les éditorialistes du groupe Bolloré : en proposant la création d’un label pour distinguer les médias lors d’un déplacement à Arras le 19 novembre dernier, Emmanuel Macron a enflammé le débat public sur la qualité de l’information, et s’est immédiatement attiré les foudres des commentateurs les plus à droite de l’espace médiatique. Pourtant fondée sur des propos déformés – le président n’a jamais évoqué de restriction de la liberté d’informer –, la controverse qui s’en est suivie s’est quasi exclusivement focalisée sur les intentions présumées du président. Eludant, de fait, les questions de fond portées par l’exécutif.
Peu d’encre a coulé sur le rôle des journalistes dans la crise de l’information, sur leurs pratiques, leurs influences, leurs pressions, leurs sources de financement ou l’attention qu’ils portent réellement à l’information. Des interrogations pourtant cruciales, si l’on veut réformer les médias, et endiguer la prolifération de fausses informations. Elles sont au cœur des travaux de Lars Guenther, chercheur à l’université Louis-et-Maximilien de Munich et spécialiste des discours médiatiques. Étude après étude, ce scientifique compile et analyse les messages véhiculés dans la presse pour mesurer la perception des faits scientifiques et son évolution. L’expert, adepte des grandes comparaisons internationales (Allemagne, Etats-Unis, Inde, Afrique du Sud…), rejoint le constat présidentiel - les pratiques peu déontologiques se multiplient - et appelle à plus d’études sur le sujet, pour nourrir l’opinion publique. Entretien.
L’Express : Vos travaux les plus récents portent sur une pratique tabou et pourtant centrale : le "churnalism", ou journalisme du "copier-coller". De quoi s’agit-il ?
Lars Guenther : Une partie très importante des productions journalistiques contient des reprises mot pour mot de sources externes. Les journalistes copient-collent des passages entiers fournis soit par des tiers de confiance comme des agences de presse, soit par des sources institutionnelles considérées comme fiables. C’est une tendance importante, qui peut concentrer jusqu’à 80 % de la production journalistique, selon les études et les pays étudiés, et que l’on retrouve aussi en France. La littérature scientifique est assez conséquente sur ce phénomène, mais surtout sur des sujets politiques ou de société, rarement dans le journalisme scientifique, mon domaine d’étude.
Pour vérifier si ce secteur était lui aussi en proie à de telles méthodes, nous avons sélectionné des communiqués de presse d’institution de recherche, puis nous les avons comparés aux articles journalistiques produits sur le sujet. Pour le moment, rien n’a été publié, et nos analyses statistiques ne sont pas arrêtées mais on peut dire que les contenus analysés dans la presse allemande présentaient une proximité disons "modérée" avec les communiqués de presse. Une partie importante, parfois une majorité était identique, mais tout ne reposait pas sur le communiqué.
En revanche, la tendance semble bien plus marquée dans d’autres territoires comme Taïwan ou l’Afrique du Sud. Dans ces pays, on remarque qu’il n’y a presque pas de journalistes spécialisés sur ces sujets. Dans ce cas, les médias se retrouvent bien souvent face à un dilemme : se priver d’information scientifique, ou publier, quitte à se reposer énormément sur les communiqués… Pour le moment, ces éléments n’ont pas été validés par une publication scientifique, mais il y a là des pistes intéressantes de recherche.
Comment expliquer cette proximité, entre articles journalistiques et communiqués de presse ?
Je n’ai pas encore travaillé sur les raisons alors je ne peux que formuler des hypothèses, qui resteront à démontrer. Depuis quelques années, la plupart des médias produisent de l’information en continu, quel que soit le support. Le présupposé est que le public est en demande constante d’actualités. Les médias veulent, et parfois doivent, être les premiers à publier, au risque de ne pas être lus, et de perdre des revenus publicitaires. Les rédactions ne peuvent pas envoyer leurs équipes partout. Dans une logique de publication rapide, copier un communiqué pourrait apparaître plus simple. Surtout sur des sujets scientifiques.
Les communiqués de presse scientifiques présentent également d’importants gages de confiance. Prenons ceux de la Sorbonne par exemple. C’est l’une des meilleures universités en France. On peut se dire, pourquoi ne pas faire confiance à ce qu’elle veut communiquer ? Bien sûr, les productions qui en découlent ne respectent pas les standards journalistiques : les communiqués sont de fait unilatéraux, et présentent toujours une image positive de l’émetteur. Mais on parle d’institutions prestigieuses. Il est tentant de leur faire confiance.
Est-ce que vous avez repéré d’autres phénomènes de ce type ?
Il y a quelques années, on m’a demandé d’écrire un chapitre sur les tendances du journalisme scientifique. J’ai lu toute la littérature disponible. Deux tendances préoccupantes se démarquent. Le "journalisme copier-coller", dont je viens de vous parler, et le "journalisme à source unique". Beaucoup de journalistes n’ont plus assez de temps pour enquêter et obtenir des citations de plusieurs sources différentes. Ils ne s’en tiennent qu’à un seul interlocuteur. C’est un phénomène inquiétant car cela accroît le risque de biais, et d’erreurs.
Comment les communicants se sont-ils adaptés à ces tendances ?
C’est l’une des questions qui nous a le plus passionnés jusqu’à présent. Après tout, les communicants scientifiques travaillent pour des institutions très attachées à la rigueur et à l’honnêteté de l’information. Les professionnels des relations publiques lisent la presse, ils savent que leurs communiqués peuvent être repris sans grande distance. Est-ce que cela change leur responsabilité ? Pensent-ils qu’ils devraient être plus critiques, plus neutres, inclure différentes sources, écrire leurs communiqués de manière moins promotionnelle ?
Les entretiens que l’on mène montrent qu’il n’y a pas de véritable transfert de responsabilité, peu de choses ont changé. Les professionnels des relations publiques restent des professionnels de la communication, et non pas de l’information. Certains disent que c’est une bonne chose, qu’ils obtiennent de la reconnaissance et de l’attention et se félicitent que le traitement représente entièrement leur employeur. D’autres ont tendance à dénigrer ce travail. Ils s’inquiètent ouvertement de la qualité de ce journalisme, mais sans pour autant affirmer vouloir construire des communiqués plus équilibrés.
Vous vous êtes aussi intéressé aux représentations du climat dans la presse. Pourquoi un tel sujet ?
Une grande partie de la climatologie consiste à faire des scénarios d’avenir. Un rapport du GIEC, c’est essentiellement des projections. On a voulu savoir comment elles étaient retranscrites dans les journaux. Nous avons analysé des magazines d’actualité, des quotidiens, des médias en ligne dans quatre pays : l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Allemagne et les États-Unis. En réalité, l’essentiel du traitement médiatique se concentre sur les scénarios les plus négatifs, peu importe le pays.
Les journalistes mettent l’accent sur le catastrophisme de la situation. Ils disent que le monde va mal – ce qui est vrai à certains égards -, et que demain sera pire. On met l’accent sur les éléments les plus cauchemardesques avec beaucoup d’alarmisme, au lieu de mettre l’accent sur ce qu’on pourrait faire, et sur les perspectives positives de l’action climatique. En somme, la conversation est orientée sur le constat d’un problème, par sur les solutions. C’est très déséquilibré, et, il me semble, assez peu constructif. Ce qui ne veut pas dire que la situation n’est pas dramatique pour autant, bien sûr.
Vous vous êtes beaucoup intéressés aux experts cités dans les médias, au moment du Covid-19. En France, il a fallu du temps avant de voir apparaître des interlocuteurs pertinents. Est-ce que la situation a été comparable en Allemagne ?
Non, pas du tout ! La parole la plus visible en Allemagne provenait très souvent d’épidémiologistes ou d’infectiologues. Ce n’est que bien plus tard que d’autres experts d’autres champs sont intervenus, des économistes, des sociologues, des mathématiciens. Ces spécialistes n’ont pas eu le plus d’audience, ce qui a pu limiter les points de vue. De manière générale en Allemagne, les personnes qui étaient les plus exposées avant la pandémie sont aussi celles qui ont eu le plus d’exposition durant la crise sanitaire. Et les domaines d’expertise ont été très respectés.
Comment évolue la confiance en la science dans les pays que vous étudiez ?
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, surtout vu de France, la confiance en la science reste élevée dans de nombreux pays. On entend souvent parler de déclin général de la confiance en la science, mais en réalité, nous ne disposons que peu de données empiriques pour le démontrer. A l’occasion du Wissenschaftsbarometer — le baromètre de la science — un panel représentatif des Allemands est interrogé chaque année sur le rapport aux résultats de recherche et aux scientifiques. Le nombre de personnes qui ne croient pas du tout en la science reste relativement stable.
Plusieurs fois par an, j’interroge un panel de volontaires allemands, de façon à élaborer un indice de confiance des médias. Pour être honnête, nous nous attendions à voir un déclin, car on croise de plus en plus souvent des propos contestataires de résultats scientifiques pourtant très établis. C’était le cas durant la crise sanitaire, où la défiance a objectivement grimpé, mais ce n’est plus vrai désormais. Dans nos études, de plus en plus de personnes rejoignent des profils modérés, c’est-à-dire ni très défiants, ni très confiants. Nous avons tendance à observer une perte de repères plutôt qu’un rejet massif de la science. Nous ne récupérons pas totalement les niveaux d’adhésion d’avant la crise sanitaire, mais nous ne sommes pas sur une vague de fond de contestation. L’opposition à la science est plus visible qu’avant, mais pas forcément plus répandue, du moins en Allemagne. En revanche, si les positions les plus extrêmes si elles ne sont pas plus nombreuses qu’avant, peuvent être de plus en plus radicales : ceux qui n’y croyaient pas sont catégoriques, et ceux qui adhèrent deviennent de fervents supporters.
Comment expliquer ce phénomène de radicalisation ?
Mes travaux se concentrent surtout sur l’information que consomment les gens. Nous avons pu observer, par exemple, que ceux qui retrouvaient le plus de confiance en la science après la crise sanitaire étaient aussi les plus exposés à la télévision publique. A l’inverse, les personnes qui regardent le plus les chaînes de télévision populistes, souvent très critiques envers la science, ont vu leur adhésion diminuer. Je pense que c’est un sujet majeur, car si le paysage médiatique se dégrade, alors oui, la confiance en la science risque à nouveau de plonger.
Il faut s’intéresser au traitement de la science dans les médias populistes basés sur le modèle de Fox news, ou de CNews en France. En réalité, on n’observe pas de franche opposition à la science ! C’est même l’inverse : les productions qui copient-collent les communiqués scientifiques y sont surreprésentées, mais uniquement sur des sujets considérés comme peu politiques. Les avancées en physique, ou chimie fondamentale par exemple. Si on parle de sujets qui s’insèrent dans les controverses idéologiques, le climat ou le genre par exemple, c’est l’inverse, ces rédactions deviennent particulièrement critiques, et ne jurent que par leurs contre-experts, et leurs contre-études. Dans ces médias, on observe moins une baisse de confiance qu’une politisation, une instrumentalisation de la science.

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