Russie de Poutine, mythe du génie… Les dix livres non traduits qu’il faut avoir lus pour briller en société

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A L’Express, nous portons une attention particulière à l’actualité éditoriale internationale, en essayant d’interroger les universitaires, journalistes, scientifiques ou historiens qui publient des essais importants en Europe, aux Etats-Unis ou ailleurs. 2025 a été particulièrement riche en la matière. En février, le célèbre géopolitologue Robert D. Kaplan avertissait sur les similitudes troublantes entre notre époque et celle de l’Allemagne du début des années 1930. En mai, Johan Norberg analysait les grands âges d’or de l’histoire, alertant contre notre tendance actuelle au pessimisme et au recroquevillement nationaliste. En août, Andreï Soldatov racontait comme la Russie de Poutine corrompt tout, jusqu'aux vieilles amitiés.

Voici notre sélection des dix livres de non-fiction les plus marquants de l'année, qu’on espère tous voir traduits rapidement en français.

Peak Human, par Johan Norberg (Atlantic Books)

Athènes, Rome, le Bagdad des Abbassides, la Chine des Song, la Renaissance italienne, le siècle d’or néerlandais, l’Angleterre de la révolution industrielle… Johan Norberg examine différents âges d’or dans l’Histoire, des périodes marquées par une floraison économique, technologique et culturelle. Pourquoi, à différents endroits du monde, des sociétés ont-elles connu des explosions créatives ? Et pourquoi cela s’est-il fini ? Le libéral suédois, chercheur au Cato Institute, en tire de précieux enseignements pour notre période actuelle, alors que nous avons nous-mêmes souvent l’impression de vivre la fin d’une parenthèse enchantée. "Ces différentes civilisations ont su imiter puis innover.

Le contact avec d’autres civilisations, le commerce, les flux migratoires ou les guerres ont permis d’importer de nouvelles idées, qu’il faut ensuite transformer en innovation. Cela requiert une certaine ouverture intellectuelle et un Etat de droit, avec des règles appliquées également à toute la population", nous confiait-il en mai, avant de mettre en garde : "Le déclin commence par un changement culturel, avec la montée du pessimisme. La conviction que tout est sans espoir et que cela ne vaut même pas la peine d’essayer devient souvent une prophétie autoréalisatrice. Ces sociétés cessent alors de voir les nouvelles idées, le gâteau économique devient plus petit, on se bat pour le partager, avec des conflits entre différents groupes sociaux"… Thomas Mahler

Land Power, par Michael Albertus (Basic Books)

Et si la convoitise de Donald Trump pour le Groenland, le Panama ou le Canada, n’était qu’un début ? Et si d’autres grandes puissances suivaient la trace du président américain en revendiquant de nouveaux territoires, de gré ou de force ? Nous sommes à l’aube d’une nouvelle "grande redistribution" (Great Reshuffle), alerte ce professeur de science politique à l’Université de Chicago (Etats-Unis) dans Land Power, ouvrage classé à juste titre parmi les plus attendus de l’année par Foreign Policy. De la Révolution française au XXIe siècle, la possession de la terre a toujours été indissociable du pouvoir. Or deux dynamiques majeures vont marquer cette ère de compétition pour certaines régions et les ressources qu’elles abritent : le changement climatique et les évolutions démographiques. Comme lors de toutes les précédentes "grandes redistributions”, il y aura forcément des gagnants et des perdants. Des États prédateurs pourraient donc bien passer à l’action pour anticiper des difficultés futures ou, au contraire, consolider leur position, estime le politologue. Avec, en ligne de mire, “ces dizaines de territoires dans le monde qui ont un profil similaire au Groenland”. Par exemple la Guyane française ou la Nouvelle-Calédonie… Laurent Berbon et Baptiste Langlois

Waste Land: A World in Permanent Crisis, par Robert D. Kaplan (Random House)

Lorsqu’un ouvrage prend comme point de départ les années 1930 pour éclairer le monde d’aujourd’hui, on hésite toujours entre curiosité et méfiance. En l’occurrence, le dernier livre du journaliste américain Robert Kaplan, Wasteland: A World in Permanent Crisis, publié aux États-Unis début 2025, relève clairement de la première catégorie. Ici, l’Histoire ne se répète pas. Elle ne bégaie pas non plus. Elle sert d’échelle de lecture pour mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre dans notre époque. Selon le célèbre géopolitologue, le monde est devenu une immense République de Weimar, ce régime démocratique allemand de l'après-Première Guerre mondiale qui a ouvert la voie au nazisme. Mais l’auteur prévient d’emblée : "Oubliez Hitler. Chaque tyran est unique, tout comme chaque héros." Ainsi, écrit-il, "au lieu d’une Allemagne fragmentée en Länder interconnectés où une crise dans l’un pouvait rapidement se propager aux autres, nous vivons aujourd’hui dans un monde où chaque pays est lié aux autres de manière si profonde qu’une crise en un seul endroit peut déclencher un effet domino aux conséquences presque universelles". Le danger, selon Kaplan, est triple. D’abord, le déclin des grandes puissances (Russie, Chine, Etats-Unis) marque la fin des vertus stabilisatrices de l’impérialisme. Ensuite, marchés financiers, crises géopolitiques, conflits militaires et nouvelles technologies sont désormais inextricablement liés. Enfin, nous évoluons dans un monde privé de toute forme de gouvernance globale. Un sombre diagnostic dressé dans un style enlevé, dont on ne peut qu’espérer qu’il finisse au rayon fiction. L.B.

The Measure of Progress, de Diane Coyle (Princeton University Press)

Longtemps, le PIB, sacro-saint outil de mesure de la richesse créée par un pays, a donné le tempo de l’économie mondiale, alimentant au passage toutes sortes de prédictions concernant le niveau de vie, le taux de chômage et en définitive, le progrès. Ce temps est révolu, du moins le devrait-il, plaide l’économiste britannique Diane Coyle dans le décapant The Measure of Progress (Princeton University Press). S’inscrivant dans une longue tradition de remise en question de nos indicateurs économiques vieillissants, cette ancienne conseillère au Trésor dresse un constat accablant sur l’état de nos outils de mesure statistiques, rendus incapables de mesurer la façon dont de nombreux phénomènes ont remodelé l’économie moderne.

YouTube, Apple, Nike… Le livre de Diane Coyle est aussi un voyage dans le monde d’aujourd’hui. Un monde dans lequel les classifications traditionnelles ne sont plus en phase avec la réalité hybride qui est la nôtre – la valeur ne se trouvant plus seulement dans les usines, mais aussi dans les données ou les idées. Un monde, aussi, où certaines dettes pourtant accumulées au fil du temps par toutes les économies occidentales nous échappent encore. De quoi nous empêcher de voir que "nous sommes collectivement bien plus pauvres que nous le pensons", et nuire à l’élaboration de politiques publiques efficaces… Alix L’Hospital

Our Dear Friends in Moscow, par Irina Borogan et Andreï Soldatov (Public Affairs)

C’est un Les Copains d'abord dans l’ère post-Soviétique, ou Les Illusions perdues à la sauce Vladimir Poutine. Dans le poignant Our Dear Friends in Moscow, Irina Borogan et Andreï Soldatov racontent comment leur génération a été brisée par le tournant autoritaire et les ambitions impérialistes du régime. En 2000, les deux rejoignent le grand journal Izvestia. Se forme alors une joyeuse bande d’amis, une élite intellectuelle libérale qui regarde l’avenir avec optimisme. Mais alors que le terrorisme frappe la Russie, Irina Borogan et Andreï Soldatov comprennent vite que le nouveau président Vladimir Poutine reste avant tout un homme du KGB. En 2008, c’est le virage impérialiste avec la conquête de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie qui suscite l’enthousiasme de Russes urbains, pourtant éduqués et tournés vers l’Europe.

Fondateurs du site Agentura.ru, Irina Borogan et Andreï Soldatov sont devenus les meilleurs experts des services secrets russes. Ils ont fui leur pays en 2020 et vivent désormais en exil à Londres. Leurs anciens camarades sont eux devenus propagandistes ou agents du régime, et même ministre de la Culture. Comment ces journalistes et intellectuels brillants peuvent-ils cautionner l’invasion de l’Ukraine ? Irina Borogan et Andreï Soldatov les ont recontactés et montrent, dans cette histoire intime des années Poutine, à quel point une dictature corrompt tout, jusqu’aux vieilles amitiés. T.M.

Good Change : The Rise and Fall of Poland's Illiberal Revolution, par Stanley Bill et Ben Stanley (Stanford University Press)

C’est une lecture incontournable, à l’heure où, partout dans le monde, les populismes gagnent du terrain. Dans Good Change : The Rise and Fall of Poland’s Illiberal Revolution, les deux spécialistes de la Pologne Stanley Bill (Cambridge) et Ben Stanley (Université des sciences sociales et humaines de Varsovie) reviennent sur la "parenthèse illibérale" du PiS (le parti national conservateur Droit et Justice) entre 2015 et 2023. Une expérience du populisme au pouvoir caractérisée par une combinaison de positionnements de droites sur les questions culturelles et sociales, et de gauche sur les questions économiques.

Mais l’originalité de ce nouveau livre sur le populisme vient surtout de ses chapitres sur "l’après PiS". Car avec le retour au pouvoir, en 2023, d’une coalition centriste menée par Donald Tusk, la Pologne offre aux politologues un véritable laboratoire de sortie du populisme. Si cette alternance a suscité chez certains de grands espoirs, les deux chercheurs montrent que la restauration de la démocratie libérale est loin d’aller de soi. Pour légitimer ses politiques de "retour à la démocratie", l’actuel Premier ministre polonais a repris à son compte le concept de "démocratie militante", selon lequel les régimes démocratiques doivent se doter de mécanismes juridiques exceptionnels pour protéger la démocratie des assauts du fascisme. Au risque, préviennent Stanley Bill et Ben Stanley, de flirter avec les limites de l’État de droit et de reproduire, sous une autre forme, les dérives que la coalition entendait justement combattre… Baptiste Gauthey

The Genius Myth: A Curious History of a Dangerous Idea, par Helen Lewis (Thesis)

Vous faites une overdose de biopics ? Rassurez-vous, vous n’êtes pas seul. Dans le réjouissant The Genius Myth, la journaliste Helen Lewis, chroniqueuse à The Atlantic, explique pourquoi le cinéma est devenu, depuis vingt ans, une véritable usine à films biographiques : "Ils sont un puissant moteur du mythe du génie solitaire." Un mythe qu’elle déconstruit avec minutie, depuis la Renaissance de Léonard de Vinci jusqu’aux Prométhée modernes de la Silicon Valley, comme Elon Musk. Non pas que ces figures masculines - car l’Histoire, avec son storytelling bien rodé, a la fâcheuse tendance à reléguer les femmes au second plan - soient dénuées de talent ou de mérite. Mais l’étude approfondie de leurs trajectoires relativise l’idée séduisante - et selon elle, toxique - du génie solitaire, surgissant de nulle part, s’accomplissant seul, envers et contre tous. Et si, en plus, ce génie est alcoolique ou dépressif, cela ne fait qu’ajouter à son aura romanesque. "Le génie n’est pas une catégorie scientifique objective, mais une construction culturelle, historique et narrative", tranche l’essayiste britannique. Elle nous propose ainsi la petite histoire derrière la grande, à travers des figures comme Michel-Ange, Van Gogh, Tolstoï ou encore les Beatles. On y découvre pourquoi certains génies ont été injustement ignorés mais aussi pourquoi, même sans Zuckerberg, Facebook aurait fini par voir le jour tôt ou tard… L.B.

Summer of Our Discontent, par Thomas Chatterton Williams (Knopf)

Ecrivain, journaliste pour The Atlantic et professeur invité au Bard College, Thomas Chatterton Williams est l’un des meilleurs commentateurs des guerres culturelles qui secouent son pays. Dans Summer of Our Discontent, qui doit être traduit l’année prochaine par Grasset, il revient sur la période turbulente qui a suivi la mort de George Floyd, en 2020. Un été durant lequel des milliers de personnes sont descendues dans la rue, en pleine pandémie, pour protester contre les violences policières et le "racisme systémique". Un été où l'on a vu des individus s'agenouiller pour se repentir publiquement de leur "privilège blanc", et des émeutes mettre le feu aux poudres aux villes américaines. Thomas Chatterton Williams fait le bilan de l’acmé du mouvement Black Lives Matter comme des idées woke en général. Cinq ans plus tard, Donald Trump est de retour à la Maison-Blanche et la cancel culture est passée de gauche à droite. Pour Thomas Chatterton Williams, "tout ce contre quoi ces militants se battaient s’est réalisé, en pire pour eux. Ils ont voulu intimider Bari Weiss ? Elle est aujourd’hui à la tête d’une chaîne de télévision, CBS, et son média Free Press a été racheté par Paramount pour 150 millions de dollars. Ils refusaient qu’on puisse évoquer l’idée d’envoyer l’armée dans les rues ? L’armée est désormais présente dans plusieurs villes américaines. C’est effectivement très ironique. Ils voulaient forcer les gens à accepter les athlètes transgenres dans les compétitions sportives ? Les règlements se sont durcis sur le sujet. Tout ça a donc été totalement contre-productif". T.M.

Captives and Companions, par Justin Marozzi (Pegasus Books)

Sur le seul plan des statistiques, la traite arabo-musulmane se compare tristement à la traite atlantique, avec une dizaine de millions de victimes. Mais alors que les ouvrages sur le commerce triangulaire ou l’esclavage dans le sud des Etats-Unis se comptent par milliers, les historiens sont bien moins nombreux à s’être penchés sur celui au sein des califats arabes comme dans l’Empire ottoman. Une traite basée sur des préjugés raciaux, des intérêts économiques tout comme des interprétations religieuses, ce qui explique pourquoi un pays comme la Mauritanie n’a officiellement interdit cette pratique déshumanisante qu’en… 1981.

Dans Captives and Companions, l’écrivain et journaliste Justin Marozzi synthétise avec brio ces treize siècles d’esclavage. Il souligne les paradoxes du Coran sur le sujet, tout comme le racisme structurel contre les populations noires, toujours présent au Maghreb ou au Soudan. Mais ce spécialiste du monde arabe, ancien du Financial Times ou de The Economist, montre aussi la diversité et la complexité des situations. Une différence importante par rapport aux plantations américaines est que les esclaves dans les pays musulmans pouvaient atteindre des positions très élevées, à l’image de Bilal ibn Rabah ou Zayd ibn Harithah, qui figurent parmi les premiers compagnons de Mahomet. Aujourd’hui, le sujet reste tabou dans certaines parties du monde musulman, même si les mentalités évoluent. "Le fait est que nous en savons bien moins sur l’esclavage et la traite des esclaves dans le monde islamique que sur la traite atlantique. Il suffit de faire une recherche sur Google pour constater que l’accent est mis sur le commerce triangulaire. La longue, riche et complexe histoire de l’esclavage dans les pays musulmans est bien moins connue. Mais une nouvelle génération de chercheurs est en train de faire évoluer les mentalités, en particulier dans des pays comme la Turquie, la Tunisie et le Maroc. Il reste encore un long chemin à parcourir", nous expliquait Justin Marozzi. T.M.

The Age of Diagnosis, par Suzanne O’Sullivan (Hodder)

Salué par la presse anglophone, du Guardian au Times, en passant par le Lancet, cet essai de la neurologue irlandaise Suzanne O’Sullivan alerte sur le problème méconnu des surdiagnostics dans différents domaines : santé mentale, cancers, symptômes chroniques… "Nous ne sommes pas en train de tomber plus malades, nous attribuons davantage à la maladie", assure Suzanne O’Sullivan. Ce boom des diagnostics n’a, selon elle, pas engendré de progrès en matière de santé publique et présente le risque de pathologiser des personnes de manière excessive ou d’occulter les causes psychosomatiques. La prévalence de l’autisme a par exemple explosé, alimentant les discours antivax comme celui du ministre de la Santé américain, Robert Kennedy Jr., qui associe une supposée "épidémie d’autisme" aux vaccins, oubliant que la définition de ce trouble a considérablement été élargie au fil des années. Dans les médias, de nouveaux syndromes se sont répandus, comme une forme chronique de la maladie de Lyme, alors même que les sociétés savantes sont bien plus réservées sur ces diagnostics. "Je suis médecin depuis trente-cinq ans. Depuis ce temps, j’ai vu les patients venir me consulter avec des listes de diagnostics médicaux de plus en plus longues. Pourtant, ces personnes ne semblent pas aller mieux, et j’ai souvent l’impression que ces diagnostics ne mènent nulle part. Des jeunes viennent aujourd’hui me voir avec parfois une liste de 15 diagnostics. Ce n’était pas le cas il y a trente ans", constate Suzanne O’Sullivan. T.M.

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