L’ex-vice-président des Etats-Unis, Al Gore, l’avait qualifié de moment diplomatique "le plus habile" auquel il ait assisté depuis deux décennies. En 2015, à l’issue d’une COP21 menée de main de maître par la France, 196 pays s’étaient engagés à poursuivre leurs efforts "pour limiter l’augmentation de la température à 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels." Dix ans après l’accord de Paris, L’Express a réuni son maître de cérémonie de l’époque, Laurent Fabius, et le directeur général d’Axa, premier assureur mondial des entreprises, Thomas Buberl.
Dans un contexte marqué la poussée du climatoscepticisme et la polarisation des relations internationales, l’un et l’autre s’accordent sur la nécessité de sortir des incantations et de rendre tangible la concrétisation des efforts demandés aux populations, pour emporter leur adhésion.
Laurent Fabius, la COP de Belém s’est achevée dans la déception générale. Vous avez été, en tant que ministre des Affaires étrangères et président de la COP21, le grand ordonnateur de l’accord de Paris en 2015. Un succès diplomatique inégalé jusqu’ici. Y a-t-il une recette particulière pour réussir une grand-messe sur le climat ?
Laurent Fabius : J’aimerais bien la connaître ! Hélas, chaque COP est unique. Il y a dix ans, nous avions été aidés par la conjonction entre la science, la société et les Etats. Il n’y avait pas, dans mon souvenir, de contestation organisée des travaux du GIEC. Malgré des résistances surtout dans le secteur pétro-charbonnier, les collectivités locales et la majorité des entreprises regardaient la question du changement climatique avec sympathie. Enfin, la plupart des Etats souhaitaient apporter leur pierre à l’édifice. L’accord de Paris a consacré le triomphe du multilatéralisme.
Aujourd’hui, le contexte est beaucoup plus compliqué. La science et les relations multilatérales sont remises en cause, notamment par l’administration américaine. Nous observons un certain "backlash" écologique au sein de la société civile. En 2015, personne ne parlait de l’intelligence artificielle, dont la consommation en électricité équivaudra, d’ici quelques années, à celle de l’Union européenne. Cela ne veut pas dire qu’il faille changer d’objectifs, mais nous devons nous concentrer sur leur mise en œuvre et tenir compte de cette nouvelle donne, en adaptant un certain nombre d’éléments.
L'Express : Thomas Buberl, quel regard portez-vous sur ce retour de bâton au sein des opinions publiques ?
Thomas Buberl : Ce n’est pas vraiment une surprise. D’abord, au niveau international, il existe une opposition nette entre les zones richement dotées en pétrole, en matières premières ou en métaux rares, et les autres. Les premières donnent la priorité à leur développement. Les autres, à la transition climatique. C’est le cas de l’Europe, qui manque de ces ressources et où il est davantage nécessaire de mener cette transition. Ensuite, nous avons commis l’erreur de ne pas réfléchir suffisamment aux conditions de cette dernière. Elle ne peut pas se résumer à pénaliser les entreprises ou les citoyens. Dans le secteur automobile par exemple, les objectifs fixés pour réduire la pollution des modes de transport ne sont de toute évidence pas réalistes.
Il faut revenir à la table des négociations. Il faut élaborer une trajectoire plus souple. Il faut fixer des objectifs et laisser aux entreprises le choix des moyens. Mais ce qui est certain, c’est qu’il faut faire cette transition. Elle est nécessaire, elle est urgente. La science a beau être attaquée, les chiffres ne mentent pas. La fréquence des événements météorologiques extrêmes a beaucoup augmenté : ouragans, tempêtes mais aussi recrudescence des feux, des inondations et des périodes de sécheresse. La conséquence ? Nous la constatons par la hausse des sinistres, bien sûr, qui entraîne une hausse des primes. Mais les effets ne s’arrêtent pas là et nous commençons à comprendre les impacts de ces phénomènes sur la santé, sur le bien-être et sur l’activité économique de nos sociétés.
Une grande partie du monde sera-t-elle bientôt impossible à assurer ?
T. B. Chaque risque est assurable, mais à quel prix ? Aujourd’hui, les risques augmentent et leur interdépendance aussi. Il est inacceptable de penser que nous pourrions à l’avenir voir une part grandissante de la population et des entreprises peiner à s’assurer contre les aléas. Face à ce phénomène, il faut d’abord investir dans la prévention. C’est ce que nous faisons chez Axa, au travers des nouvelles technologies et du développement d’une capacité de conseil et de services de prévention et d’adaptation.
Ensuite, il faut remettre le citoyen dans l’équation et le responsabiliser : lorsqu’un sinistre se produit dans une maison, nous devons travailler avec l’assuré pour qu’il entreprenne les réparations qui réduiront les risques à l’avenir. Je vois cette double évolution comme l’une des grandes transformations qui marqueront notre industrie dans les années à venir.
Laurent Fabius, faut-il instaurer, comme certains le demandent, une COP des COP ?
Laurent Fabius : Les principaux problèmes que nous devons régler aujourd’hui sont à la fois interdisciplinaires, internationaux et intergénérationnels. Les questions de climat ne peuvent être séparées de celles de la biodiversité, de la santé ou du commerce. D’où la tentation de certains – je ne sais pas s’ils sont bien ou mal intentionnés – de vouloir traiter de tout à la fois. Personnellement, je me méfie du "toutouisme". Mener une seule COP est déjà compliqué. Alors une COP des COP qui traiterait chaque année à la fois des questions climatiques, de la biodiversité, du plastique… Bonne chance !
En revanche, mieux lier les différentes préoccupations, oui. Le système actuel est difficilement remplaçable, même s’il présente des inconvénients. On ne peut pas tout bouleverser d’un coup. En introduisant de nouveaux éléments dans la mécanique des COP, les Brésiliens ont voulu améliorer la méthode à Belém. Ils ont, par exemple, cherché avec raison à faire une place plus importante aux entreprises et aux acteurs locaux. Pour la première fois, nous avons eu des débats consacrés à la désinformation scientifique.
Le droit et le recours aux tribunaux ont aussi été abordés. Et pour cause, en juillet dernier, la Cour internationale de justice (CIJ) a jugé que tous les Etats avaient l’obligation de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre et de "coopérer de bonne foi les uns avec les autres". C’est une décision importante qui aura des conséquences concrètes pour les Etats mis en cause.
T. B. Je confirme l’aspect multidimensionnel évoqué par Laurent Fabius. En 2015, le défi climatique était considéré comme un problème scientifique. Aujourd’hui, le réchauffement planétaire est devenu un sujet géopolitique. Prenons l’exemple de l’Europe : nous avons un problème d’approvisionnement en énergie, avec des coûts trop élevés. La transition climatique est absolument fondamentale pour trouver la réponse.
Comme Laurent Fabius l’a expliqué, le climat et les questions de santé, dont nous voyons les coûts exploser, sont liés. La question migratoire également. Et c’est un risque majeur. Si les températures augmentent encore plus en Afrique, comment expliquer aux populations locales qu’elles doivent payer ce réchauffement de leur vie alors que les pays industrialisés en sont à l’origine ? Le Future Risks Report qu’Axa publie chaque année nous alerte sans ambiguïté : depuis une dizaine d’années – à l’exception de 2020, Covid oblige –, le climat est considéré comme le risque numéro un par les milliers d’experts et de citoyens que nous interrogeons dans le monde
Qui sont aujourd’hui les acteurs les mieux placés pour faire avancer la cause climatique ?
L. F. Nous sommes confrontés à ce que le Premier ministre canadien Mark Carney, lorsqu’il était gouverneur de la Banque d’Angleterre, appelait "la tragédie des horizons". L’horizon de beaucoup de dirigeants d’Etats, c’est la prochaine élection. Or, la question climatique dont nous parlons concerne à la fois le court et le long terme. Lors de la crise du Covid, le monde a été capable, en quelques mois, de dégager des centaines de milliards. Sur le climat, on n’y arrive pas. Sans doute parce que la menace paraît moins mortelle que celle d’un virus.
La question est donc de savoir si on va réussir, raisonnablement, rationnellement, à organiser cette transition, ou si on ne le fera que très tard, sous le coup des catastrophes qui surviendront demain. Une majorité de citoyens sont favorables aux actions permettant de lutter contre le changement climatique. Le problème vient de leur mise en pratique. Si pour les individus, les entreprises ou les collectivités, ces politiques sont quasi impossibles à transcrire dans leur quotidien, il est compréhensible de voir apparaître des résistances et des réactions hostiles. La transition climatique doit être accompagnée. Le "combien" est très important, mais le "comment" l’est tout autant.
T. B. Le financement est la clé de la réussite de la transition climatique. Les Etats manquent de moyens. Les collectivités locales, qui dépendent financièrement d’eux, aussi. Le Covid a coûté beaucoup d’argent. Réussir la transition implique la mobilisation de ressources considérables, 20 000 milliards de dollars selon certains experts d’ici à 2030. L’épargne mondiale est quant à elle abondante. Elle doit être fléchée vers des véhicules d’investissement dédiés. Les entreprises ont une vision à long terme et partagent la nécessité de basculer vers un mix énergétique moins polluant et moins cher. C’est devenu un élément central de leur stratégie. Elles peuvent donc être les acteurs du changement, à condition que la puissance publique leur permette de jouer ce rôle.
Pour cela, elles ont besoin de visibilité et de temps. C’est cela le rôle des Etats : non pas de se substituer aux entreprises pour leur dicter des choix technologiques, mais bien de fixer des objectifs nationaux et européens ambitieux mais réalistes, qui permettent une transformation durable de nos modèles industriels, tout en préservant notre compétitivité, notre souveraineté, le pouvoir d’achat et donc l’adhésion des populations. Il faut que nous apprenions des erreurs du passé !
La sortie des Etats-Unis de l’accord de Paris devrait être effective en 2026. Comment avancer dans la lutte contre le réchauffement sans l’un des grands émetteurs de gaz à effet de serre ?
L. F. C’est la deuxième fois que les Etats-Unis sortent de l’accord. La première fois, l’effectivité de cette sortie coïncidait avec le jour où Joe Biden est devenu président des Etats-Unis. Les conséquences ont donc été limitées. Cette fois-ci, c’est tout à fait différent. Donald Trump est extrêmement actif, par exemple en matière de transport maritime. Il y a quelques semaines, un accord devait être ratifié dans ce domaine par tous les pays du monde. Les Etats-Unis sont intervenus de façon forte pour que celui-ci ne puisse pas entrer en application. Or, le secteur maritime représente entre 3 et 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, ce n’est pas rien.
La sortie des Etats-Unis de l’accord de Paris s’accompagne, par ailleurs, d’autres mesures défavorables au climat. On vient d’apprendre l’ouverture à l’exploration pétrolière et gazière de 500 millions d’hectares dans le golfe du Mexique. De grandes institutions scientifiques américaines chargées d’observer l’atmosphère ou les océans sont malmenées. Quant au financement des politiques climatiques, il sera très difficile d’opérer une réforme du FMI ou de la Banque mondiale sur ce point s’il y a une opposition de la Maison-Blanche. Pour autant, je constate avec une grande satisfaction que, pour le moment, aucun autre Etat n’est sorti de l’accord de Paris.
T. B. L’Amérique est très clairement à la manœuvre. Mais il me semble indispensable de balayer, aussi, devant notre porte. Prenons les énergies fossiles. Les Etats-Unis cherchent à écouler les leurs. Mais qui les achète ? L’Europe est aujourd’hui le plus gros importateur d’énergie américaine ! En juillet dernier, la Commission européenne a signé en toute connaissance de cause un accord commercial avec les Etats-Unis au terme duquel l’Union européenne s’engage à acquérir pour 750 milliards de dollars de produits énergétiques américains. Qui feint de croire que le pétrole russe, parce qu’il sort d’une raffinerie indienne, n’est plus russe ? L’Europe encore. Avant de faire la leçon aux autres, efforçons-nous d’encourager la transformation climatique en réduisant notre dépendance au gaz américain et au pétrole russe. Voilà l’enjeu.
Selon plusieurs enquêtes d’opinion, les climatosceptiques représenteraient en France près d’un tiers de la population. Que peut-on faire face à cette vague ?
L. F. Pour embarquer le plus de monde possible dans la cause climatique, l’éducation et l’information ont un rôle central à jouer. Cela commence par de petites choses : montrer aux jeunes comment s’occuper d’un jardin, leur expliquer les richesses de la biodiversité, l’histoire de la formation de la Terre, la problématique des gaz à effet de serre… Il serait bon, également, que les scientifiques s’expriment davantage. Les politiques peuvent eux aussi prendre la parole sur le sujet. Mais ils ont, hélas, perdu une bonne part de leur crédibilité.
Enfin, il est important de ne pas mettre la population la plus réticente à la question climatique dans une situation impossible. Pour les individus comme pour les entreprises, il faut des propositions pragmatiques. Si vous avez, d’un côté, des citoyens plus ou moins sceptiques, et de l’autre, des mesures irréalistes, nous n’avancerons pas.
L’ancien maire de New York, Michael Bloomberg, m’a dit un jour : "Attention, si on dit aux gens "Aujourd’hui, c’est difficile, demain ce sera pire, et après, je ne vous en parle même pas…, ils s’assoient et ne font plus rien." Il faut donc être lucide, honnête, mais ouvrir des perspectives.
T. B. Absolument ! Un projet positif pour le climat est absolument nécessaire. Si vous coupez la lumière de 22 heures à 6 heures du matin, les gens ont besoin de savoir pourquoi. Quelle est la contrepartie ? Regardons les politiques menées par les autorités à Pékin pour lutter contre la pollution atmosphérique. Pendant des années, elles ont multiplié les actions dans tous les domaines : les émissions des véhicules, la combustion du charbon, les rejets des entreprises dans l’air ou encore la poussière. Ce grand nettoyage a contraint la population à changer ses habitudes. Il a aussi coûté de l’argent. Mais la promesse était belle : voir à nouveau le soleil. Utiliser un message simple, qui suscite l’espoir dans l’opinion, voilà la bonne recette. La transition climatique doit devenir un contrat entre l’Etat et le citoyen : que me demandez-vous et qu’obtiendrai-je en retour ? Malheureusement, la promesse est encore insuffisante.
Juste avant la COP de Belém, le milliardaire Bill Gates a dit au monde ses trois vérités sur le climat. Un : le changement climatique est un problème sérieux, mais il ne marquera pas la fin de la civilisation. Deux : la température n’est pas le meilleur moyen de mesurer nos progrès en la matière. Trois : la santé et la prospérité sont les meilleures défenses contre le changement climatique. Qu’en pensez-vous ?
L. F. Quand j’ai pris connaissance de ses déclarations, j’ai retrouvé une lettre très gentille que m’avait envoyée personnellement Bill Gates, quatre jours après la signature de l’accord de Paris. Il y disait tout le bien qu’il pensait du résultat obtenu à la COP21. Le cofondateur de Microsoft est un homme remarquable qui a réalisé de grandes choses pour l’humanité. Laissons donc de côté l’interprétation qui a tenté de le faire passer pour un climatosceptique intégriste. Les propos de Bill Gates méritent tout de même que l’on s’y attarde. Qu’il faille ne pas tout peindre en noir, c’est plutôt une bonne stratégie. Des progrès importants ont été accomplis. Et, nous l’avons déjà souligné, la cause climatique n’avancera pas si les peuples partent découragés d’avance. En revanche, l’idée selon laquelle il vaut mieux se concentrer sur la santé et le développement économique plutôt que sur la question climatique pose problème. Toutes ces thématiques sont liées. Si on laisse de côté la lutte contre le réchauffement, l’impact de ce renoncement sur la santé des populations sera majeur.
L’analyse de Bill Gates doit aussi nous faire réfléchir sur l’usage des nouvelles technologies. Celles-ci peuvent nous aider dans toute une série de domaines, par exemple en capturant le carbone dans l’air ou en protégeant les coraux. Les innovations sont fondamentales et il faut les aider. Pour autant, certaines sont plus controversées que d’autres. C’est le cas par exemple de la géo-ingénierie solaire, dont l’une des méthodes consiste à envoyer des particules de dioxyde de soufre dans la stratosphère pour réfléchir les rayons du soleil vers l’espace et donc faire diminuer la température sur Terre. Des crédits très importants sont consacrés à cette technologie. Or, elle n’est pas du tout maîtrisée. Elle pourrait même entraîner des effets secondaires délétères. Attention aux apprentis sorciers du climat !
La géo-ingénierie solaire pourrait aussi conforter les climatosceptiques dans leurs positions. Au fond, pourquoi arrêter de forer du pétrole ou de brûler du charbon s’il existe une solution miracle nous permettant de nous affranchir du réchauffement ? Je suis très favorable à l’encouragement des nouvelles technologies, à condition de ne pas faire n’importe quoi.
T. B. Au risque de paraître brutal, je pense que le sujet climatique sera réglé par la nature d’une manière ou d’une autre. Depuis la nuit des temps, les choses se sont toujours passées ainsi. Mais quand la nature corrige un déséquilibre, c’est violent.
Les scientifiques nous alertent sur le fait qu’au cours des 500 derniers millions d’années, la vie sur Terre a subi cinq extinctions de masse. Nous avons donc le choix : régler nous-mêmes la transition climatique avec douceur, mais proactivité. Ou laisser faire la nature, à nos risques et périls. Nous ne disposons plus que de très peu de temps pour choisir la bonne direction. Sur le volet des moyens financiers à mettre en œuvre, il est minuit moins cinq.

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