Après avoir retracé la naissance de la théorie quantique dans le premier épisode de son entretien en quatre parties, Hippolyte Dourdent en arrive au phénomène de superposition des états et au chat de Schrödinger. Et contrairement à ce qu’affirmait Richard Feynman, les scientifiques ont fait d’immenses progrès en cent ans pour comprendre la théorie quantique. Il est cependant difficile d’en parler rigoureusement. Un théorème indique d’ailleurs que la logique classique conduit nécessairement à des paradoxes si on l’utilise pour décrire la logique quantique !
Dans la précédente partie, vous indiquiez que la mécanique quantique se résume à cinq axiomes, est-ce vraiment suffisant pour décrire le monde quantique ?
Quand on applique ces cinq règles, elles rendent parfaitement compte des résultats de nos expériences sur la lumière et la matière, avec une précision exceptionnelle. Mais elles s’expriment dans un langage mathématique qui peut paraître abscons. Sont-elles suffisantes pour décrire en détail l’ensemble des causes sous-jacentes aux phénomènes quantiques ? On en revient à la différence de vision entre l’école de Copenhague et la « vieille école » des « réalistes ».
L’école de Copenhague, qui rassemble les interprétations de Bohr, Heisenberg, Pauli… a une position très particulière. Plutôt que de tenter d’expliquer ce que cela signifierait pour une particule d’être « à la fois » une onde et un corpuscule, en invoquant par exemple l’existence de mondes multiples ou en complétant les axiomes mathématiques, les partisans de cette école préféraient renoncer à chercher les causes de ce phénomène. Au lieu de parler d’une dualité de nature des particules, Bohr utilisait plutôt la notion de « principe de complémentarité ». Selon le contexte d’une expérience de mesure, la particule a un comportement qui s’apparente tantôt à celui d’un « corpuscule », tantôt à celui d’une « onde », mais il s’agit seulement ici d’images complémentaires issues de notre langage classique limité, qui ne peut pas rendre directement compte de sa véritable nature. Pour Bohr, ce qui est fondamental, ce n’est pas de raconter une belle histoire de la Nature d’un point de vue extérieur et idéal, mais d’être capable de communiquer les uns avec les autres pour se mettre d’accord sur ce qu’on observe. Les partisans des interprétations de Copenhague, ou aujourd’hui de leurs variantes modernes dites « néo-Copenhague », suspendent ainsi leur jugement sur la nature des objets quantiques et se limitent à ce qui est accessible par l’expérience.
Pour Bohr, ce qui est fondamental, ce n’est pas de raconter une belle histoire de la Nature d’un point de vue extérieur et idéal, mais d’être capable de communiquer les uns avec les autres pour se mettre d’accord sur ce qu’on observe
Ce cadre de pensée implique donc une forme de limite fondamentale sur la portée de la physique, dont les descriptions ne pourraient pas se passer de notre position d’observation. Celle-ci ne satisfait pas les physiciens de la « vieille école », qui ont développé des interprétations « réalistes » de la mécanique quantique, c’est-à-dire qui suivent l’adage traditionnel que la physique peut décrire la Nature telle qu’elle est, indépendamment de nos interactions avec elle.
Les chercheurs et les chercheuses spécialistes des fondements quantiques, dont je fais partie, travaillent notamment sur les axiomes de la théorie et développent des théorèmes « no-go », c’est-à-dire des énoncés logiques construits à partir de la théorie qui posent des conditions sur ce qui est physiquement possible ou non. Ces derniers sont mis à l’épreuve dans des expériences, et permettent, éventuellement, de regarder comment les prédictions de la théorie quantique sont compatibles, ou non, avec telle ou telle interprétation.
La question de la superposition des états est souvent à la source des différentes interprétations, de quoi s’agit-il ?
L’objet d’étude de la théorie quantique, c’est l’état, aussi appelé « fonction d’onde », des objets quantiques. Or la théorie nous dit qu’un objet peut être dans une superposition d’états. La superposition, c’est une addition. Jusque-là, pas de difficultés. Mais une addition de quoi ? Si l’on veut être le plus neutre et rigoureux possible, les états quantiques peuvent être vus comme des « phrases » qui encodent les réponses possibles aux questions, les mesures, que l’on pose à un objet quantique. Et, étrangement, ces phrases quantiques peuvent être additionnées…
Prenons l’exemple d’un bit d’information, qui encoderait une information binaire, comme un interrupteur qui peut prendre deux valeurs distinctes. Dans le cas d’un interrupteur classique, le bit prend la valeur 0 ou la valeur 1. Mais si l’interrupteur est quantique, son état, encodé dans un bit quantique, ou qubit, peut être dans une superposition de l’état quantique analogue à 0 et de l’état quantique analogue à 1. Ce n’est ni un simple pile-ou-face classique d’avoir l’état 0 ou 1 ni un « en même temps ». Il ne s’agit pas d’une banale addition de nombres (auquel cas, le résultat serait bêtement 1)… mais d’une addition de phrases quantiques, qui semble véritablement défier notre langage classique.
Ces fonctions d’onde, sont-elles objectives, associées à une existence physique ? Sont-elles subjectives, un objet mathématique abstrait ou un indicateur de notre connaissance de l’objet ? Complètes ou lacunaires ? Associées exclusivement au monde de l’infiniment petit (dont les limites restent à définir) ou universelles ? Concernant cette dernière question, la réponse donnée par les axiomes quantiques donne le vertige. A priori, il n’y a pas de limite de taille ! N’importe quel objet peut, en théorie, être décrit par un état quantique. Bien sûr, en pratique, on sait que la démonstration de phénomènes quantiques sur la matière ne peut se faire en général que dans des conditions très extrêmes, dans un noir total, un froid presque absolu…
C’est ce que Schrödinger critiquait avec son expérience de pensée mettant en scène un chat enfermé dans une boîte en compagnie d’une particule quantique et d’un dispositif létal qui mesure l’état de la particule. Si la particule est mesurée dans l’état quantique 0, rien ne se passe. Si elle est dans l’état quantique 1, le dispositif létal se déclenche et le chat meurt. Mais quid du cas où la particule est dans un état superposé ? Eh bien, de l’extérieur de la boîte, tant qu’on ne l’ouvre pas, la théorie quantique décrit le résultat de la mesure du dispositif comme « la particule est dans l’état 1 et le chat est mort » plus « la particule est dans l’état 0 et le chat est vivant ». L’état quantique de la particule semble contaminer inéluctablement l’état du chat, si bien que leur couple est décrit par un état superposé particulier, une phrase quantique qui ne peut pas les séparer.
Et ce n’est pas tout. Lorsque l’on ouvre la boîte, l’addition de phrases, la fonction d’onde, « s’effondre » (on parle aussi de réduction du paquet d’onde) en un état simple : « la particule est dans l’état 1 et le chat est mort » ou « la particule est dans l’état 0 et le chat est vivant ». Pire, la théorie quantique indique que, du point de vue du dispositif à l’intérieur de la boîte, avant même son ouverture, le chat et la particule se trouvent déjà dans un seul de ces deux états.
C’est le « problème de la mesure » : les axiomes quantiques décrivent le résultat de la mesure du dispositif de deux façons qui semblent contradictoires ; une addition depuis l’extérieur de la boîte, un état simple depuis l’intérieur… Le problème a différentes formulations, qui varient selon les questions que l’on se pose sur la nature de l’état quantique. On peut aussi s’interroger sur le rôle et le statut de l’observateur qui effectue la mesure, etc.
Pour répondre à ces questions, le cadre axiomatique de la mécanique quantique est muet. Qu’en est-il des interprétations ?
Il existe de très nombreuses interprétations de la mécanique quantique. Toutes n’ont pas les mêmes enjeux, ne s’attaquent pas directement aux mêmes questions.
Par exemple, pour expliquer que la superposition ne s’observe pas à l’échelle macroscopique, certains ont proposé d’introduire un mécanisme d’effondrement spontané de la fonction d’onde, en modifiant l’équation de Schrödinger. Une conséquence de cette approche est que plus un système est grand, plus la probabilité d’effondrement spontané croît. La superposition n’a donc aucune chance de se manifester à notre échelle.
Dans un tout autre genre, en 1957, dans sa thèse de doctorat, Hugh Everett a proposé une idée radicale. La fonction d’onde ne se limite pas à plein de petits systèmes microscopiques mais elle est unique, et est associée à l’Univers tout entier. Et cette fonction d’onde de l’Univers ne s’effondre pas, jamais. En revanche, elle est arborescente, et se ramifie en une multitude de branches. Quand on ouvre la boîte du chat, on se situe au niveau d’une ramification de l’Univers, structuré en autant de sous-mondes parallèles que de solutions possibles à l’équation. Dans un monde, on observe que la particule est dans l’état 0 et le chat est vivant et, dans un autre, on observe que la particule est dans l’état 1 et le chat est mort. Cette théorie d’Everett est aussi appelée la théorie des mondes multiples.
Une autre piste remonte à Louis de Broglie qui a formulé en 1927 la théorie de l’onde pilote. Elle apporte une réponse à la dualité onde-corpuscule en postulant que la particule est couplée à une onde qui détermine sa trajectoire, comme si la particule « surfait » sur l’onde. À l’époque, la communauté des physiciens a rejeté cette idée parce qu’elle semblait conduire à des comportements étranges dans les cas à plus d’une particule. Mais David Bohm l’a redécouverte et modernisée en 1952. Nous aurons l’occasion d’y revenir quand nous parlerons d’intrication quantique.
Ces trois exemples illustrent la diversité des interprétations possibles, et il en existe beaucoup d’autres. Celles que je viens de mentionner appartiennent au camp des « réalistes », qui pensent qu’une théorie physique devrait être ontologique : elle devrait fournir un discours sur la réalité indépendamment de notre position de narrateur. De l’autre côté, il y a les interprétations néo-Copenhague qui tendent à suspendre leur jugement et à se focaliser sur ce qui est mesurable. Elles portent davantage sur la nature de la théorie quantique que sur la nature de la réalité. Le tout premier exemple vient peut-être de la philosophe néo-kantienne Grete Hermann, qui a grandement clarifié les points de vue des physiciens de l’école de Copenhague. Elle a notamment expliqué que la séparation (considérée comme nécessaire par l’école de Copenhague) entre système quantique observé et contexte d’observation classique n’est pas de nature ontologique mais essentiellement pragmatique. Cette séparation implique aussi qu’un même système peut être décrit par deux états quantiques différents selon le contexte d’observation considéré. Autre exemple, le QBism (prononcé « cubisme »). Dans cette approche très radicale, l’état quantique est un outil subjectif servant à évaluer le degré de croyance que nous accordons à nos paris personnels concernant les résultats de nos interactions avec les systèmes quantiques, c’est-à-dire de nos mesures. Cette famille d’interprétations, en mettant l’accent sur la notion d’information que l’on a ou pas sur le système, conduit à considérer la théorie quantique comme une nouvelle théorie de l’information.
La théorie de l’information quantique est une discipline de recherche en plein essor. Elle inspire particulièrement les points de vue néo-Copenhague, mais aussi les fondements quantiques en général. Grâce à ses outils, il n’y a pas besoin de choisir une interprétation pour travailler sur ce sujet. Mais on ne peut pas nier l’héritage remarquable de certaines interprétations réalistes, qui ont parfois débouché sur de véritables révolutions conceptuelles et technologiques. Sans les travaux de Bohm, les expériences d’Alain Aspect à l’origine de la seconde révolution quantique n’auraient sans doute pas eu lieu, et sans ceux d’Everett, pas d’ordinateur quantique ! En effet, dans l’un des articles considérés comme fondateur pour l’ordinateur quantique, David Deutsch, en 1985, argumenta qu’une telle machine pourrait résoudre certains problèmes spécifiques bien plus rapidement en faisant interférer des calculs qui auraient lieu en parallèle entre les différents mondes de l’interprétation d’Everett. Bien sûr, cette interprétation n’est absolument pas nécessaire pour expliquer le fonctionnement d’un ordinateur quantique. Et le fait de pouvoir faire un calcul plus vite qu’un ordinateur classique n’est pas la preuve qu’il existe des mondes parallèles ! Mais c’est bien ce travail fondamental, et nécessaire, d’élaboration d’une nouvelle vision du monde qui a rendu possible, dans ce contexte, d’imaginer cette technologie à venir, potentiellement révolutionnaire.
Finalement, la recherche sur les fondements de la mécanique quantique se réduit-elle à trouver la meilleure interprétation ?
On peut avoir l’impression que les fondements de la mécanique quantique se résument à une sorte de guerre des interprétations, pour savoir laquelle rend le mieux compte de la réalité. Ces questions sont très intéressantes, mais les fondements quantiques ne se réduisent pas à cela. Par exemple, certains comparent le statut actuel de la théorie quantique à celui de la théorie de la relativité restreinte avant les travaux d’Einstein. Les équations de la relativité restreinte – les transformations de Lorentz – étaient déjà là, mais on avait du mal à en extraire une histoire cohérente de la nature du mouvement, de l’espace et du temps. Einstein est parvenu à les redériver à partir de deux principes physiques simples : l’invariance des lois physiques dans tout référentiel inertiel et l’invariance de la vitesse de la lumière dans le vide.
Il existe ainsi des programmes de reconstruction axiomatique de la théorie quantique, qui considèrent qu’elle serait à un stade similaire de « proto-théorie physique », et qui cherchent à dériver ses fondements mathématiques en partant de principes simples en lien avec la notion d’information. En 2001, le physicien Lucien Hardy a ainsi proposé une reconstruction à partir d’une série de cinq nouveaux axiomes quantiques, plus simples et moins mathématiques que les axiomes standards. En 2004, Robert Spekkens a développé une théorie volontairement simplifiée (un modèle jouet) qui a permis de mettre en évidence qu’un grand nombre de phénomènes quantiques étranges, comme la superposition, pouvaient s’expliquer par la combinaison de deux principes : la limitation de l’information accessible sur un système et la mise à jour inévitable de cette information après une mesure.
À l’université, les développements modernes des fondements quantiques ne sont pas enseignés. Les étudiants apprennent essentiellement les techniques de calcul, comment utiliser et manipuler les axiomes standard de la mécanique quantique. Ils ne sont par ailleurs jamais incités à s’aventurer sur le terrain des interprétations et de leurs questions métaphysiques, jugées trop philosophiques. Pour certains, ce serait une sorte d’application à la lettre de l’école de Copenhague, caricaturée sous l’expression pragmatiste « Shut up and calculate ! » (« Tais-toi et calcule ! »). Mais il s’agit d’un contresens fâcheux, qui a malheureusement la peau dure. Il y a une grande différence entre la résignation totale et la suspension de jugement qui consiste à admettre qu’il y a des limites à notre compréhension dans l’état actuel des choses. Et quand bien même ces limites seraient fondamentalement infranchissables, il est nécessaire de les analyser afin d’actualiser quel type de discours on peut porter sur la réalité.
Comme le disait Bohr : « Je ne peux pas accepter l’interdiction faite de réfléchir sur les questions générales, interdiction faite sous prétexte que là il n’existe pas de concepts aussi précis ; si l’on se pliait à une telle interdiction, on ne pourrait en effet pas comprendre la théorie quantique. » Ou encore, « nous sommes d’accord avec les exigences des pragmatistes et des positivistes, concernant le soin et la précision à apporter aux détails, ainsi que la clarté qui doit caractériser notre langage. Mais quant à leurs interdits, nous devons les transgresser ; car si l’on n’avait plus le droit de parler et de réfléchir au sujet des grandes corrélations, on perdrait aussi la boussole qui permet de s’orienter » (cité par Heisenberg dans La Partie et le tout, Flammarion, 1990).
N’y a-t-il pas une difficulté à parler de la mécanique quantique, en particulier au grand public ?
Absolument. Cette théorie décrit des phénomènes qui se heurtent à notre intuition classique forgée au cours de nos expériences quotidiennes. Les chercheurs, enseignants, journalistes, etc., qui parlent de la mécanique quantique utilisent alors différentes ficelles. Nous jouons souvent la carte du « mystère », en mettant l’emphase sur le fait que la physique quantique est une science « étrange »… Richard Feynman a eu une phrase célèbre que l’on voit partout : « Je peux affirmer en toute sécurité que personne ne comprend la mécanique quantique. » Cette citation m’agace, car elle suggère que les scientifiques sont dans le noir complet, or c’est faux, des progrès incroyables ont été réalisés sur notre compréhension du monde quantique en cent ans. Je dirais même que ce n’est pas qu’on ne comprend pas la mécanique quantique, c’est, en fait, qu’il y a trop de façons de la comprendre !
Des progrès incroyables ont été réalisés sur notre compréhension du monde quantique en cent ans
L’autre ficelle utilisée pour parler de la mécanique quantique consiste à s’appuyer sur des métaphores ou à tenter de traduire dans le langage courant les concepts quantiques. Mais c’est un art délicat, il faut bien avoir conscience qu’on manipule des images qui sont par nature imparfaites. Je trouve que nous nous sommes un peu perdus dans ces métaphores et que l’on fait de moins en moins ce pas de côté qui permet de garder un regard critique.
Par exemple, « une particule peut être en deux endroits en même temps », ça fait rêver, mais ça n’a pas beaucoup de sens et ce n’est pas très éclairant. Si l’on connaît les mathématiques qui se cachent derrière, on perçoit bien l’idée qui est traduite. Mais pour le grand public, il en ressort surtout l’impression qu’il se passe quelque chose de bizarre, sans qu’on sache vraiment quoi.
« Traduire, c’est trahir »… Peut-on dire que le langage est limité ?
D’une certaine façon, on n’a pas attendu la mécanique quantique pour se rendre compte qu’il y avait des limites dans le langage. Dès l’Antiquité, les philosophes avaient constaté que des phrases autoréférentes conduisaient à des anomalies logiques, comme le fameux paradoxe du menteur : « Cette phrase est fausse. » Si ce que je dis est vrai, alors la phrase ne peut pas être fausse, et, inversement, si ce que je dis est faux, alors la phrase est vraie. Et ce problème ne se limite pas seulement au langage : Kurt Gödel, dans son article de 1931, a démontré son premier théorème d’incomplétude en utilisant une variante de ce type de paradoxes.
En mécanique quantique, bien au-delà des métaphores parfois maladroites que l’on emploie pour illustrer les concepts, il existe un théorème qui prouve que l’on ne peut pas recourir à la logique classique pour décrire cette théorie, sous peine d’arriver à des absurdités comme « 0 = 1 », qui peuvent avoir la même allure que le paradoxe du menteur !
Quel est ce théorème ?
Il s’agit du théorème de Kochen-Specker, énoncé en 1967. On en parle très peu dans les articles pour le grand public, car il peut sembler très abstrait. C’est dommage, car, en un sens, ce théorème prouve rigoureusement pourquoi la mécanique quantique est « étrange ». Il démontre que la logique classique ne permet pas de rendre compte de la logique quantique. En somme, la mécanique quantique est étrange parce que si on essaye de la comprendre avec notre prisme classique, certaines situations aboutissent nécessairement à des paradoxes. Cela ne veut pas dire que la physique quantique est absurde, au contraire. Sa logique interne est parfaitement cohérente, mais simplement très différente de notre logique classique.
D’autre part, ce théorème apporte une véritable justification mathématique à la contextualité quantique, c’est-à-dire au fait que le résultat d’une mesure dépend du contexte de la mesure. À l’époque, l’article passe pourtant largement inaperçu. Il faisait partie de ces discussions qui étaient à la marge de la recherche en physique quantique. S’interroger sur les fondements était souvent mal vu. Ce sont d’ailleurs principalement des philosophes qui s’en sont d’abord emparés.
S’interroger sur les fondements était souvent mal vu. Ce sont d’ailleurs principalement des philosophes qui s’en sont d’abord emparés.
Un aspect particulièrement élégant de ce résultat est la possibilité de le prouver avec une démonstration géométrique. C’est le cas dans l’article de 1967 de Kochen et Specker, mais leur preuve est assez complexe, ce qui peut aussi expliquer l’accueil timide qu’il a reçu à ses débuts. Un programme de recherche, qui s’est étendu jusqu’aux années 2010, s’est alors mis en place dans le but de simplifier la démonstration. Aujourd’hui, des preuves très simples existent, et le théorème a également été analysé et généralisé à travers diverses approches (ontologiques, graphiques, topologiques…).
On peut représenter la contextualité quantique comme le phénomène qui émerge lorsque des données – les phrases classiques que l’on infère à partir des résultats de mesures quantiques – sont localement cohérentes mais globalement incohérentes. On retrouve exactement la même structure dans les figures géométriques impossibles, telles que le triangle de Penrose ou les célèbres lithographies d’Escher comme « Montée et Descente » où des personnages montent et descendent un escalier sans fin, ou encore « Chute d’eau », où l’architecture paradoxale d’un aqueduc conduit à une cascade perpétuelle.
Le triangle de Penrose illustre de façon simple le théorème de Kochen-Specker qui stipule que la logique classique ne peut décrire la logique quantique sans introduire des paradoxes. En particulier, des mesures qui sont localement cohérentes (comme chaque sommet du triangle de Penrose) deviennent incohérentes i on les compare à une échelle globales (le triangle dans son ensemble a des problèmes de perspectives impossibles).
© fran_kie/ShutterstockPrenons le cas simple du triangle de Penrose : il est formé de trois barres en volume, qui semblent s’assembler correctement. Mais si on regarde l’ensemble, un problème de perspective apparaît. Localement, chaque couple de barres, prises deux à deux, s’emboîte parfaitement, mais lorsque l’on regarde la figure dans sa globalité, l’assemblage se révèle être incohérent. Le théorème de Kochen-Specker dit en substance la même chose : l’association de notre langage classique aux résultats d’une mesure quantique reste parfaitement cohérente dans des contextes locaux – c’est-à-dire des couples de mesures compatibles –, mais conduit à un paradoxe logique dès lors que l’on cherche à assembler ces conclusions dans un cadre global, c’est-à-dire sans référence explicite au contexte. D’où l’incompatibilité de notre logique avec celle de la théorie quantique. Pour interpréter correctement les résultats de nos mesures quantiques dans un langage classique, il est indispensable de préciser le contexte de mesure.
Comment est né ce théorème ?
L’histoire de ce théorème est fascinante. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le logicien Ernst Specker se demandait si Dieu avait connaissance d’un monde dans lequel Hitler ne serait pas né. En 1960, il publie un article inspiré par une généralisation de son questionnement théologique : « L’omniscience divine s’étend-elle aux contrefactuels ? » En logique, un raisonnement contrefactuel consiste à imaginer une issue différente d’un événement en modifiant le contexte qui y a conduit (par exemple, « si Pâris n’avait pas enlevé Hélène, la guerre de Troie n’aurait pas eu lieu »). Specker s’intéressait à la façon dont de tels énoncés peuvent poser problème et conduire à des paradoxes. Il concluait son article en remarquant que ces énoncés ressemblent à ceux que l’on rencontre en mécanique quantique, et en ébauchant, sans en donner une preuve détaillée, un théorème sur les contrefactuels quantiques. Peu après, il s’associa au physicien théoricien Simon Kochen et, en 1967, ils publièrent ensemble leur théorème, formulé dans le cadre du problème des variables cachées en mécanique quantique. C’est ce même problème qui fut étudié indépendamment par John Bell, et qui donna ensuite naissance au concept de non-localité et à la mise en évidence de l’intrication quantique.
À suivre dans l’épisode 3 : l’intrication quantique.

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