La queue est une caractéristique assez répandue dans le règne animal. Ainsi, presque toutes les classes de vertébrés en sont pourvues : les reptiles s’en servent pour se défendre et attaquer ; les chiens et les chats pour assurer leur équilibre et communiquer ; les oiseaux pour se diriger en vol ; certaines espèces de primates pour assurer leur déplacement dans les branches. Au point que l’on se demande pourquoi les humains n’en ont pas ! Pourtant leurs ancêtres primates en avaient bien une, mais l’appendice a disparu, à en croire les fossiles, il y a 25 à 20 millions d’années. Ce fut l’un des changements évolutifs les plus importants de l’humanité sur lequel Darwin lui-même s’est penché.
Cependant, on ignore quelles pressions évolutives ont participé à cette atrophie. Était-ce pour faciliter la marche bipède ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, des scientifiques ont identifié le mécanisme génétique à l’origine de ce changement radical de notre physionomie.
Bo Xia, de l’institut de technologie du Massachusetts et de l’université Harvard, aux États-Unis, a commencé à s’intéresser à ce sujet en 2019, lorsqu’une blessure au coccyx a entraîné près d’une année d’inconfort pendant laquelle la position assise lui rappelait la présence de cette extrémité de la colonne vertébrale formée de 3 à 5 vertèbres vestigiales soudées. « Cela m’a poussé à réfléchir à cette partie du corps », avoue le chercheur. La première étape a consisté, avec l’aide d’un navigateur génomique, un peu comme un « moteur de recherche » spécialisé dans les séquences d’ADN, à explorer tous les gènes liés à la perte de la queue dans le cadre d’une recherche sur les différences entre les hominoïdes, soit les grands singes dépourvus de queue (gibbons, gorilles, chimpanzés… et humains) et les espèces en arborant encore une.
C’est l’Alu
Des recherches antérieures sur les souris avaient établi un lien entre une centaine de gènes et la perte de la queue, et Bo Xia a supposé qu’une mutation dans une version humaine de l’un d’entre eux était à l’origine du changement. Ses analyses ont mis en évidence l’élément AluY, un type de « gène sauteur », ou transposon, c’est-à-dire une séquence d’ADN capable de se déplacer dans le génome. L’insertion de l’élément AluY dans le gène TBXT aurait entraîné la perte de la queue chez les grands singes, y compris les ancêtres des humains. Le gène en question, connu depuis 1927, code la protéine brachyury (« queue courte » en grec), importante pour le développement de la notocorde embryonnaire, le précurseur de la colonne vertébrale.
Il y a 25 millions d’années, la longueur de la queue de nos ancêtres était probablement variable
AluY était une pièce inattendue du puzzle. Longtemps associés à l’ADN dit « poubelle » car ne codant aucune protéine, ces éléments mobiles sont les plus abondants du génome humain : on compte plus d’un million de séquences Alu, réparties dans l’ensemble des chromosomes, pour un total d’environ 10 % du génome humain ! On a longtemps supposé qu’ils jonchaient le génome humain de façon aléatoire et apparemment sans raison d’être.
Dans le gène TBXT, l’élément AluY s’est placé dans un intron, le sixième, c’est-à-dire une partie codante du gène (par opposition aux exons, éliminés lors de la maturation de l’ARN messager à partir duquel sera fabriquée la protéine), à proximité d’un autre élément Alu présent depuis plus longtemps. Les deux séquences intruses étant orientées en sens opposés, elles s’associaient lors de l’expression du gène, conduisant à l’élimination de l’intron. En définitive, la protéine produite, nécessaire au développement de la queue, était tronquée et inopérante.
« C’est un bon exemple des conséquences intéressantes et importantes que peut avoir une simple bizarrerie évolutive », explique David Kimelman, de l’université de Washington.
Pour prouver que l’insertion de l’élément AluY était la cause de la disparition de la queue, les chercheurs ont ensuite testé leur hypothèse sur des souris. Pour ce faire, grâce à CRISPR, l’outil d’édition des gènes, ils ont inséré simultanément les deux éléments Alu dans le gène TBXT d’un embryon de souris. Les souris obtenues ont conservé leur queue, mais après l’ajout de nouveaux éléments AluY, elles ont eu une queue plus courte et finalement plus du tout.
On en déduit que si AluY contribue bien de façon importante à la perte de la queue, ce n’est probablement pas le facteur en jeu. Il y a 25 millions d’années, la longueur de la queue de nos ancêtres était probablement variable, comme dans les modèles de souris, mais avec le temps, des mutations supplémentaires ont rendu la perte de la queue plus distincte et finalement irrémédiable. D’ailleurs, si l’élément AluY était retiré du gène TBXT humain, il n’est pas sûr que la queue recommencerait à pousser !
Le prix à payer
La nouvelle étude a également révélé que certaines des souris qui ont perdu leur queue ont développé des tubes neuraux qui ne se sont pas complètement fermés, ce qui a entraîné une anomalie de la moelle épinière similaire à celle qui caractérise la maladie nommée spina-bifida, qui affecte actuellement un nouveau-né humain sur 1 000. « La pression évolutive exercée par la perte de la queue a dû être si forte que même si elle s’accompagnait d’un prix à payer important – le risque de développer cette maladie –, cela en valait la peine », explique Itai Yanai, de l’école de médecine Grossman, à l’université de New York, et coauteur de l’étude. D’autres scientifiques évoquent également l’idée que ce changement, accidentel, serait advenu dans une très petite population, ce qui l’aurait aidé à s’installer durablement sans qu’il ne procure d’avantage particulier.
La perte de la queue fut l’un des changements évolutifs les plus importants de l’humanité, sur lequel Darwin lui-même s’est penché
Cependant, nous ne saurons peut-être jamais avec certitude de quelles pressions évolutives il s’agissait, et, aux yeux de Gabrielle Russo, de l’université Stony Brook, il est probable que les raisons aient été différentes selon les lignées de mammifères aujourd’hui dépourvus de queue.
De fait, précise la chercheuse, les archives fossiles montrent que la perte de la queue, la descente des arbres, la posture droite et la bipédie se sont produites à des millions d’années d’intervalle. Aussi, dire que ces événements étaient tous liés serait trop simpliste. C’est sans doute pour ces raisons que si l’article mentionne la bipédie, il ne prétend s’intéresser qu’aux bases génétiques de la perte de la queue.
C’est un premier pas très utile pour éclairer des changements paléoanthropologiques importants de notre histoire. Mais il reste assurément beaucoup de questions. Selon Gabrielle Russo, l’une les plus intéressantes serait d’expliquer pourquoi la perte de la queue semble s’être produite alors que nous vivions encore dans les arbres.

il y a 2 day
3










English (US) ·