Pour sa quatrième visite d’Etat en Chine depuis 2017, du 3 au 5 décembre, Emmanuel Macron, qui était accompagné en 2023 par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, sera bien seul face à Xi Jinping. Le programme est pourtant ambitieux : le président français compte mettre l’accent sur la réduction des déséquilibres économiques entre l’Europe et la Chine, tout en essayant d’inciter cette dernière à exercer son influence sur la Russie, afin d’avancer vers un accord de paix durable en Ukraine.
Il y a urgence. Les discussions avec Vladimir Poutine s’enlisent et, sur le plan commercial, le déficit de l’Europe par rapport à la Chine ne cesse de se creuser : il a atteint 304,5 milliards d’euros en 2024 (après 291 milliards en 2023), et 310 milliards sur douze mois glissants à fin octobre. Le déficit français à l’égard de la Chine est lui, resté stable en 2024, à 47 milliards. Dans un mouvement inverse de celui des dernières décennies, Emmanuel Macron cherchera aussi à attirer des investissements chinois sur des secteurs de pointe afin de bénéficier de transferts technologiques.
La tâche s’annonce toutefois rude pour le chef de l’Etat français, tant le rapport de force est à l’avantage de Pékin, face à une Europe désunie, analyse François Chimits, responsable des projets Europe à l’Institut Montaigne. Entretien.
L'Express : Le déficit commercial de l'Europe par rapport à la Chine ne cesse de s'accroître. Comment l’expliquez-vous ?
François Chimits : On observe un redoutable effet ciseau, avec d'un côté une érosion dans le temps long de la compétitivité industrielle européenne - due principalement au choc énergétique lié à la guerre en Ukraine -, et de l’autre, une dynamique ahurissante, côté chinois, de gains de compétitivité.
Une partie de ce phénomène tient à la montée en puissance d’une Chine déjà à la pointe du développement technologique et industriel dans certains secteurs (comme l'industrie verte, le digital ou des segments de la chimie). S'ajoute à cela le soutient étatique massif à ses industries stratégiques, ce qui recouvre un nombre très important de secteurs en Chine. La concurrence est donc complètement faussée pour un certain nombre d'acteurs européens.
Comment analysez-vous la déferlante d’exportations chinoises ?
La montée en gamme est spectaculaire dans un certain nombre de secteurs technologiques et industriels, au point qu’un second choc chinois est maintenant évoqué. La Chine se démarque par l’intensité de l’effort mis sur la recherche et les investissements. En réalité, après les années de Covid, on voit actuellement se matérialiser les effets du virage techno-industriel opéré par Xi Jinping autour de 2016-2017. Le numéro un chinois en a fait la priorité absolue de l’Etat-parti, délaissant celui de doper la consommation en améliorant le pouvoir d’achat des classes moyennes. Cela a conduit à une réorientation claire des flux de capitaux vers ces acteurs, qui ont compris que la compétitivité ne devait pas être uniquement fondée sur le prix, mais contribuer à la poursuite d'un objectif d'indépendance technologique dans des secteurs critiques.
Ces énormes quantités de production industrielle ne pouvant pas être absorbées par le marché intérieur, cette dynamique s’est logiquement traduite par un accroissement des exportations, devenues essentielles à certains secteurs, et le principal, si ce n’est le seul, moteur de l’économie chinoise ces trois dernières années. Et ce, d’autant que la concurrence féroce sur les secteurs prioritaires réduit considérablement les taux de marge en Chine. En réalité, pour rentabiliser les investissements fortement encouragés par les politiques étatiques de Pékin, les acteurs chinois sont presque condamnés à aller chercher des profits sur les marchés extérieurs.
Inversement, les produits européens ont du mal à pénétrer en Chine…
Le marché chinois, sur lequel l’Europe avait fondé sa stratégie ces deux dernières décennies, n’a absolument pas tenu ses promesses. Pensez qu’il représente désormais pour les Européens un marché à l’export plus faible que celui de la Suisse !
Cette atonie s'explique d'une part, par l'ambition chinoise de remplacer les technologies étrangères ; et d'autre part, par cette réorientation politique vers le soutien à sa production domestique, qui grève la consommation des ménages en Chine.
Le déficit commercial avec la Chine n'est-il pas voué à se creuser, ce pays étant de plus en plus compétitif et cherchant à être de plus en plus autonome sur les industries stratégiques ?
Oui, en l’état absolument. Mais la non-soutenabilité du modèle chinois peut toutefois ralentir cette tendance. L’absence de consommation en interne et la faiblesse des prix ne permettent en effet pas de rentabiliser les investissements effectués dans certains secteurs.
Il va falloir que la Chine soit augmente ses prix assez substantiellement, en diminuant la concurrence domestique, soit accroisse sa demande domestique, notamment en instaurant un système de protection sociale pour les classes moyennes qui fait pour l'instant cruellement défaut. L'autre variable, c'est la réponse européenne.
Quelles sont les répercussions de cette vague de produits chinois sur la France ?
La France est relativement moins touchée que d’autres pays, mais pour des mauvaises raisons. Etant le pays le plus désindustrialisé du G20, nous sommes, en toute logique, moins exposés à ce second choc chinois. Nous avions subi de plein fouet le premier, dans les années 2000-2010, qui avait principalement fragilisé les secteurs du textile et des industries lourdes (construction, logistique, infrastructures…), où la France , de par l’histoire de son développement plutôt étatique, occupait des positions fortes.
Le problème, toutefois, c'est que ce second choc chinois vient percuter nos ambitions de renouveau industriel. Les quelques pôles de réindustrialisation qui ont émergé ces dernières années et sont donc encore jeunes, sont particulièrement exposés... Je pense au secteur des batteries électriques, à l’acier et à l’aluminium verts, à quelques entreprises de chimie… Et bien sûr à l’automobile : la concurrence chinoise n'encourage pas les constructeurs à développer leurs capacités de production en France.
L'Europe fait-elle ce qu’il faut pour se protéger contre la concurrence chinoise ? Elle a augmenté l’an dernier les droits de douane sur les véhicules électriques, mais est-ce suffisant ?
"Non, même si elle fait beaucoup plus que par le passé. La salve de mesures de défense commerciale prises l’an dernier a certes été sans précédent : l’UE a ouvert 26 enquêtes pour concurrence déloyale à l’encontre d’acteurs chinois. Mais notre réponse a beau s’accélérer, elle n’arrive pas à tenir le rythme face à une concurrence et des surcapacités chinoises d’une ampleur phénoménale.
La Chine concentre environ 35% de la valeur ajoutée industrielle mondiale, et autant des exportations manufacturières. Nous n’avons jamais connu, dans l’époque moderne, une telle concentration. Donc, quand cet acteur connaît des déséquilibres importants et qu’au même moment, le marché américain se ferme, l'Europe devient inévitablement le récipiendaire d'une quantité astronomique de produits.
Face à cette déferlante, notre manque de coordination à 27 et nos lourdeurs administratives ne nous permettent pas d’apporter une réponse d’ampleur équivalente. A fortiori quand certains de nos acteurs industriels ont fait le pari de la production en Chine, ce qui complexifie la réponse politique…
Et il ne s’agit pas tant de naïveté que d’une difficulté à nous mettre d’accord à 27 : entre Etats, mais aussi entre nos différentes industries. Par exemple, si vous mettez des barrières douanières sur l’acier chinois, vous allez contenter le secteur de l’acier européen, mais d’autres secteurs en aval se plaindront de devoir payer un acier européen plus cher que leurs concurrents internationaux ayant eux accès à l’acier chinois… Maintenant, répliquez cela pour 27 Etats aux bases industrielles assez divergentes, et vous comprendrez mieux la difficulté à opposer un vrai front cohérent…
Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, avait posé comme priorité en 2023 le "derisking" (la réduction des risques) par rapport à la Chine. En clair, limiter la dépendance à certains composants critiques. Cet objectif semble loin d’être atteint…
Effectivement, notre dépendance à certains bien critiques ne cesse de s’accroître, avec encore des illustrations récentes concernant les terres rares ou les semi-conducteurs.
Pourtant, à partir de 2017-2019, les décideurs européens, notamment à l’initiative de la France, ont pris conscience que notre dépendance à la Chine pour certains produits critiques nous mettait en situation de vulnérabilité et posait de graves problèmes de souveraineté. D’où l’ambition, largement portée par la Commission, de bâtir une stratégie pour répondre à ce défi.
Le problème, c’est que la Commission a été freinée par les Etats. Pour changer le statu quo, il faut se coordonner à 27 pour prendre des mesures et en supporter les conséquences, face à un acteur chinois qui ne se prive pas d’exercer une coercition économique dès qu’on contrevient à ses intérêts.
On l’a vu lorsque l’UE a décidé de taxer les véhicules électriques chinois, pourtant dans le respect des règles internationales : la Chine a pris des mesures de rétorsion politiques pour essayer de mettre à mal l’unité européenne. Le coup de semonce tiré par Pékin en octobre, avec cette décision - désormais suspendue pour un an – de contrôler les exportations de tous les produits contenant des terres rares, a par exemple aussi tempéré les ardeurs européennes.
En fin de compte, les Européens continuent d’achopper sur la même question : quel niveau de pression et de rétorsion chinoises est-on prêt à supporter ensemble pour mener à bien nos ambitions de derisking ? Et la réalité, c’est que depuis les premières déclarations sur le sujet, la situation s’est dégradée.
Autre motif de frustration pour les Européens, les investissements chinois ne sont pas toujours à la hauteur de leurs attentes…
Sous Xi Jinping, toute décision en Chine est redevenue politique. Les Chinois surveillent et contrôlent étroitement leurs investissements à l’étranger. On l’a vu en Europe, les investissements chinois dans les batteries et des véhicules électriques, ont été réorientés vers des pays plutôt conciliants à l’égard de la Chine. Inversement, ceux qui étaient destinés à des pays favorables à des mesures de protection contre la Chine ont été nettement moins dynamiques.
Face à cela, on observe effectivement beaucoup de frustration côté européen... Et certains acteurs – Etats ou entreprises - cherchent à se montrer conciliants pour décrocher des investissements chinois.
Lors de son déplacement en Chine, du 3 au 5 décembre, Emmanuel Macron compte aborder la question des déséquilibres commerciaux. A-t-il les moyens de peser ?
Pour tenir le rapport de force dans les négociations avec la Chine, il faut agir à l'échelon européen. Or, on peut se demander dans quelle mesure Emmanuel Macron se rend en Chine avec un soutien et une ligne claire des Européens sur le sujet. Les visites à venir du chancelier allemand Friedrich Merz et du Premier ministre espagnol Pedro Sanchez au premier trimestre 2026 font craindre des Européens en ordre dispersé, qui viennent chacun essayer d'obtenir pour leur pays un moindre mal. Or c’est exactement ce que recherche la Chine, qui préfère des relations bilatérales, où le déséquilibre des masses en jeu se fait le plus ressentir.
Cela étant dit, on peut espérer du président français qu'il contribue à porter le message que sans action de rééquilibrage très fort de la part des autorités chinoises, le marché européen va continuer à se fermer.
Que peut-il obtenir ?
La question se pose. A fortiori quand il semblerait que les intentions de la France pour sa présidence du G7, l’an prochain, soient d’organiser une discussion collective sur les grands déséquilibres économiques mondiaux incluant les pays émergents, en vue de faire émerger de nouvelles règles. Cet agenda-là, qui rend la Chine nécessaire dans la présidence française du G7, risque d'atténuer l’éventuelle volonté de fermeté d’Emmanuel Macron.
L’ouverture du marché chinois, qui était la demande traditionnelle, l’est de moins en moins, tant la concurrence domestique y est forte. Emmanuel Macron y va pour essayer d’obtenir à la fois un réajustement de la politique domestique vers la consommation et des investissements stratégiques. En clair, moins de subventions de la part de l’Etat chinois à ses acteurs, plus de consommation en Chine, et plus d'investissements substantiels dans certains secteurs en Europe. Ces secteurs sont ceux où l’apport chinois paraît nécessaire à une forme de rattrapage, et ne correspondent pas aux secteurs où Pékin aimerait voir se raffermir les coopérations, souvent plus sensibles pour nos enjeux de sécurité nationale.
Dans ce rapport de force, les Européens doivent impérativement rendre plus crédible l’érection de nouvelles barrières aux frontières du marché unique si rien ne change, et cela malgré une résilience incertaine aux éventuelles rétorsions chinoises. Pas simple.

il y a 2 day
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