Comme chacun se sent autorisé à dire tout et n’importe quoi sur l’impact de l’intelligence artificielle sur le marché du travail, de préférence sous la forme de prophéties cataclysmiques, il est sans doute utile de revenir à ce que nous disent réellement les données. De nombreuses études empiriques réalisées auprès d’entreprises, dans des secteurs divers, intégrant plusieurs panels de salariés, permettent aujourd’hui d’apporter quelques réponses concrètes à des questions fondamentales : l’IA détruit-elle des emplois ? Qui sont les perdants et les gagnants de cette transition ? Et surtout : rendre l’IA accessible à tous est-il possible ?

Premier constat : si dans une tribune récente du Figaro, Éric Sadin nous avertissait de "la mort de la destruction créatrice" schumpétérienne, en réalité, elle fonctionne toujours. L’économiste autrichien en a vu d’autres, lui dont les analyses sont annoncées périmées à chaque vague d’innovation technologique. Ces annonces alarmantes se fondent toujours sur des sentiments, jamais sur des analyses. Aujourd’hui, les entreprises qui adoptent l’IA augmentent en moyenne leur productivité, leurs ventes… et leurs effectifs. L’innovation ne supprime pas l’emploi dans sa globalité, elle le déplace. On recrute parfois moins de développeurs juniors, mais davantage de commerciaux, de chefs de projets, de profils capables d’articuler technique et relationnel. Rien de très différent, au fond, de ce que l’on observait lors des grandes révolutions industrielles précédentes : automatisation d’un côté, expansion des fonctions complémentaires de l’autre. Évidemment, cela pourrait changer à l’avenir, qui sait ? Et bien justement personne. Évitons donc d’être péremptoires.

Hausse de l’emploi des plus expérimentés

Le deuxième résultat des études est plus inattendu : l’IA semble bénéficier davantage aux seniors qu’aux jeunes, ce qui est l’inverse des vagues technologiques précédentes. Lorsque le numérique s’est imposé, on valorisait les digital natives et on dirigeait gentiment les plus de 50 ans vers la préretraite. Cette fois, l’IA automatise des compétences historiquement associées aux jeunes comme le code standardisé ou une partie du support client, alors qu’elle renforce la valeur de l’expérience : négocier, manager, comprendre un client, conduire un projet. Les données montrent une baisse des embauches de juniors dans certains métiers très exposés, alors que l’emploi des travailleurs plus expérimentés progresse dans les mêmes fonctions. Bonne nouvelle pour les 50-60 ans ; défis sérieux pour l’insertion des plus jeunes. Mais c’est un sujet que notre débat politique, souvent prompt à passer outre les choses les plus importantes, ignore encore presque totalement.

Troisième enseignement : ce n’est ni l’âge, ni le diplôme, mais la formation qui fait la différence. Des expériences menées en entreprise montrent que l’usage de l’IA augmente la productivité de manière très marquée, et encore plus chez les salariés initialement les moins performants. Les modèles de langage sont suffisamment accessibles pour qu’un collaborateur de 55 ans puisse en tirer autant de valeur qu’un jeune diplômé de 25 ans, pour peu qu’on lui montre comment les utiliser. L’IA n’est pas réservée à une élite technophile. Elle récompense l’apprentissage, la curiosité, la capacité à reformuler un problème et à exploiter la machine.

Peurs théoriques et vagues pronostics

Rien de tout cela ne permet de prédire l’avenir à long terme. L’IA combinée à la robotique, puis potentiellement au calcul quantique, peut transformer l’économie bien au-delà de ce que les études actuelles laissent entrevoir. Mais il est difficile d’élaborer des politiques publiques, ou de nourrir un débat serein, uniquement sur la base de peurs théoriques ou de vagues pronostics.

Mieux vaut observer ce qui se passe réellement dans les entreprises. Ce que l’on voit aujourd’hui, c’est une économie qui se réorganise, qui crée autant qu’elle détruit, qui récompense l’expérience quand elle est formée, et qui n’est pas condamnée à assécher l’emploi. Est-ce que cela va durer ? Personne n’en sait rien. Ce qui est certain, c’est que le grand chantier qui se dessine est celui de l’insertion des jeunes dans l’entreprise. Plutôt que de parler des retraites, on ferait mieux de plancher sur ce sujet.