Les premières averses de la saison des pluies inondent les rues de Port-Soudan. Près de l’eau boueuse, Mustafa* astique minutieusement la vitrine de sa boutique, puis les présentoirs de bracelets, bagues et autres parures. "La production d’or a progressé depuis le début de la guerre, car les gérants d’usines, de pharmacies, d’hôpitaux… Tout le monde a pris la direction des mines", observe le jeune homme, dont la famille possède également une entreprise d’extraction d’or dans le nord du pays. Dans son magasin, les clients se font pourtant rares. "Le prix de l’or a augmenté, alors que beaucoup de Soudanais ont perdu leurs revenus", déplore Mustafa. Le bijoutier accuse le conflit qui oppose les troupes régulières des Forces armées soudanaises (FAS) aux paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) depuis le 15 avril 2023. Les patrons respectifs des deux camps, Abdel Fattah al-Burhane et Mohamed Hamdan Dagalo, alias "Hemeti", avaient pourtant manœuvré de concert pour renverser, en octobre 2021, le gouvernement d’Abdallah Hamdok, formé après la chute du dictateur Omar el Béchir deux ans plus tôt.
Leur appétit pour le pouvoir, et surtout pour les richesses dont regorge le pays des deux Nils, a fini par plonger la nation tout entière dans une guerre d’une ampleur inédite. Plus de 12 millions d’habitants ont été jetés sur les routes. L'ONU évoque la pire crise humanitaire du monde. Au milieu de ce chaos, la production d’or attire les étudiants qui sont privés d’université, les ouvriers que la guerre a mis au chômage technique et les hommes d’affaires en quête de nouveaux business. La Société soudanaise des ressources minérales (SMRC), entreprise publique supervisant le secteur aurifère, estime que 64 tonnes d’or ont été extraites des mines soudanaises en 2024, dégageant 1,57 milliard de dollars de recettes. Soit une hausse de 53 % comparée à 2022, l’année précédant le déclenchement des hostilités !
L'or, à la fois source et cause du conflit
Derrière cette ruée vers l’or, un sinistre business alimente les combats, avec la complicité de puissances étrangères alliées des deux camps, Emirats arabes unis en tête. Ces parrains peu scrupuleux profitent à plein des failles du secteur minier, accaparé depuis longtemps par des groupes militaires concurrents. "L'or est non seulement devenu une source de financement pour les appareils militaires, mais aussi l'une des causes sous-jacentes du conflit soudanais", observe le chercheur Mohamed Salah Abdelrahman dans un récent article.
Avant les hostilités, déjà, jusqu’à 80 % de l’or soudanais était exporté illégalement, selon un rapport du cercle de réflexion Chatham House, publié en mars dernier. Depuis le printemps 2023, la contrebande atteint des sommets, facilitée par la partition du pays. L’est et le nord du pays sont aux mains de l’armée, l’ouest contrôlé par les paramilitaires des FSR. "Les données officielles de la Société soudanaise des ressources minérales ne concernent que les zones contrôlées par l’armée régulière des FAS", précise Ahmed Soliman, coauteur de cette enquête exhaustive. Ces miliciens contrôlent fermement les sites de production, mais aussi les lieux où l'or est traité et exporté. Les revenus sont directement empochés par la famille du chef des FSR – le fameux "Hemeti", soupçonné de nombreux crimes de guerre -, via notamment leur société, Al-Junaid. Cette dernière a été mise sous sanction par le Trésor américain deux mois après le début de la guerre pour s’être rendue "responsable, complice ou avoir participé directement ou indirectement à des actions ou politiques qui menacent la paix, la sécurité ou la stabilité du Soudan."

© / Légendes cartographie
Le principal point de chute de cet or se trouve à quelque 3 000 kilomètres de là, aux Emirats arabes unis. Sur ce business juteux, les autorités émiraties ne disent pas tout… Il semblerait en effet qu’elles utilisent le Tchad comme intermédiaire pour importer de l’or soudanais. Les données transmises par Abou Dhabi au service statistique des Nations unies UN Comtrade - auxquelles L’Express a eu accès malgré leur retrait de la plateforme - indiquent que le Tchad a exporté 18,6 tonnes d’or aux Émirats en 2024. "Le Tchad ne produit pourtant pas plus de 8 à 9 tonnes par an", souligne Marc Ummel, responsable des matières premières au sein de l’ONG Swissaid. En échange de cette manne, la pétromonarchie apporte un soutien crucial aux FSR. "Les Emirats arabes unis ont facilité l'acheminement d'armes aux FSR via l'aéroport international du maréchal Idriss Déby à Amdjarass, au Tchad, entre juin 2023 et mai 2024, date à laquelle la période de recherche a pris fin", rapportait le 14 octobre 2024 le Sudan Observatory Conflict. Le groupe des experts de l'ONU travaillant sur le Soudan a également documenté ces livraisons d’armes aux paramilitaires soudanais depuis les Emirats… via le Tchad.
Crise diplomatique
Bien que systématiquement nié par Abou Dhabi, cet appui militaire à "Hemeti", chef des FSR, a provoqué une crise diplomatique avec Port-Soudan, siège de l’armée régulière. Début mai, le Soudan a fermé son ambassade aux Emirats. En réponse, la monarchie dirigée d’une main de fer par le président des Emirats arabes unis, Mohammed ben Zayed Al Nahyane, surnommé "MBZ", a suspendu le 6 août les liaisons aériennes avec Port-Soudan. En coulisses, le gouvernement officiel soudanais commerce, lui aussi, avec les Emirats. "C’est l'une des principales contradictions de ce conflit, résume Sara de Simone, chercheuse à l'université de Trente. Les affaires restent les affaires et les autorités officielles soudanaises continuent aussi de vendre leur or, peu importe qui l’achète." Et même si elles essaient de diversifier leurs débouchés en renforçant leurs exportations vers l’Egypte ou la Russie, le métal précieux rejoint le plus souvent, via Le Caire, les Emirats qui, en jouant sans scrupule sur les deux tableaux, sont les grands gagnants de cette guerre…
Mais ils ne sont pas les seuls à profiter de ce commerce opaque. De puissants hommes d’affaires et des responsables politiques de haut rang sont aussi impliqués, tel Mirghani Idris, le directeur du conglomérat Defense Industries System appartenant à l’armée régulière, sanctionné par les Etats-Unis le 24 octobre 2024. Ou le ministre des Finances, Gibril Ibrahim, lui aussi sous sanctions depuis le 12 septembre 2025. "Les individus impliqués dans le trafic d’or ne veulent pas nécessairement que la guerre se poursuive mais ce qu’ils refusent, c’est une nouvelle transition démocratique", tranche Sara de Simone. Et pour cause, la révolution pacifique qui, en 2019, avait renversé le dictateur Omar el-Béchir, avait placé la réforme minière au cœur du programme de réformes institutionnelles et économiques du gouvernement de transition.
Négociations au point mort
Ironie du sort, les Emirats arabes unis - et l’Egypte, qui bénéficie aussi des revenus illicites de l’or soudanais - sont tous deux membres du Quad, le groupe de pays médiateurs cherchant à mettre fin à la guerre, aux côtés des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite. Récemment, le Quad a repris la main sur le processus censé rétablir la paix en tentant de relancer les négociations entre les deux belligérants, au point mort depuis la suspension de processus de Djeddah en décembre 2023. Peine perdue : le chef de l’armée soudanaise a dénoncé une médiation "partiale", tant que les Emirats seront autour de la table. Aucune grande puissance ne semble toutefois vouloir les écarter du jeu. Ni les Etats-Unis, dont Abou Dhabi est un partenaire économique de premier plan, ni la France, l’un des principaux fournisseurs d’armes de ce pays du Moyen-Orient.
Pendant que les deux camps s’entretuent, les petites mains de l’or continuent de turbiner dans des conditions épouvantables. Interrogé dans le lobby d’un hôtel au luxe terni de Port-Soudan, un travailleur contractuel de Managem - entreprise minière marocaine active à une centaine de kilomètres d’Abu Hamad, dans l’Etat du Nord - estime que le nombre d’orpailleurs dans les mines artisanales, majoritaires au Soudan, a été multiplié par six depuis 2023. "Nous voyons travailler des gamins de 13 ans. Parfois, des familles entières arrivent", raconte-t-il, sous couvert d’anonymat. Ce témoin décrit un univers "sans loi", où les forcenés triment nuit et jour dans les fosses. "Ils se relaient pour continuer les travaux et dorment à même le sol. Des pick-up amènent de temps à autre de l’eau, des dattes, du riz et des lentilles. C’est avec ça qu’ils vivent", détaille-t-il.
Un autre homme a accepté de nous en parler : Ahmed Elsadig, qui lance actuellement son entreprise d’extraction dans cette région. Avant la guerre, Ahmed avait déjà essayé d'investir dans le secteur aurifère. Il a finalement préféré se réfugier en Egypte par mesure de sécurité, avant de revenir au Soudan, début novembre. "Beaucoup de personnes déplacées par la guerre se sont tournées vers les mines, explique-t-il au téléphone. Cela a entraîné une augmentation de travailleurs trop importante par rapport au nombre de sites miniers, assure le trentenaire. Cet afflux a déclenché une hausse du taux de criminalité et des vols, tout en poussant les travailleurs à prendre davantage de risques." Les accidents se multiplient inévitablement. Le 29 juin, la SMRC a déploré le décès de onze mineurs dans l’Etat de la mer Rouge, au nord-est du pays. Le 6 septembre, les autorités locales révélaient la disparition de six orpailleurs dans l’Etat du Nil, toujours dans le désert septentrional.
Ravages du mercure
Et que dire des ravages environnementaux et sanitaires du cyanure et du mercure utilisés pour extraire les pépites… "Ces produits chimiques se retrouvent dans le sang et l’urine des riverains. Ils provoquent des augmentations des cas de cancer, d'insuffisance rénale, de maladie d'Alzheimer, de malformations ainsi que de fausses couches à répétition", énumère Dalal Osman, chercheuse en sciences de l’environnement, qui a transmis de nombreuses alertes aux autorités, restées sans réponse. Depuis Atbara, parfois considérée comme la nouvelle capitale économique du pays, une journaliste lanceuse d’alerte sur les dégâts causés par l'orpaillage sauvage, conclut : "La guerre autour de l'exploitation minière est plus dangereuse que celle qui se joue par les armes. Car même quand les armes se tairont, l’exploitation minière, elle, ne s’arrêtera pas."
* Le prénom a été modifié par mesure de sécurité

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